On attendait Johnny …

J‘étais là … juste devant la voiture de Johnny, à gauche.

Je reviens avec émotion sur ce moment de vraie communion populaire qu’a été l’hommage rendu à Johnny Hallyday le 9 décembre 2017.

Dernier passage sur les Champs-Élysées et j’étais là comme des centaines, puis des milliers, et bientôt des centaines de milliers de personnes. On se regardait un peu gênés d’être là sans rien dire, un peu comme si nous assistions à l’enterrement d’un cousin éloigné qu’on a bien aimé. Un cousin à jamais dans notre cœur. Une larme ou deux par-ci par-là ; à cause du froid sans doute ; et du soleil aussi. Les infos sur nos smartphones parlent de Marne-la-Coquette, de bikers, de cercueil blanc, de limousines noires ; de Laetitia, de fans, de larmes, de tristesse… Déjà deux heures à piétiner dans cette belle matinée pré-hivernale. Il ne fait pas vraiment frisquet, mais un peu quand même. Le soleil réchauffe nos mains, nos visages, et nos cœurs troublés. « Un beau matin pour mourir », me dis-je : une habitude résumant une belle journée envahissant doucement nos âmes et nos esprits.

On attendait.

Moi, j’attendais le passage du taulier. Le seul. L’unique. Le voici sur l’écran géant de la Concorde ; on nous repasse en boucle le road trip du chanteur : la route 66, le rêve américain, et la vie de Johnny. Vous connaissez tous ces bouts de films : on ne se lasse pas de les revoir, car derrière ces images se cachent nos soifs d’évasion évanouies, nos ambitions évaporées, nos désirs rabougris, et tous nos rêves abandonnés. Et là, devant les écrans géants, on se ressasse nos peines — discrètement —, pas de ressentiment entre nous : on est là pour lui. Pas pour nous. Et d’un seul coup ce jour-là — sans savoir pourquoi — on se met à l’aimer.

On attendait.

Finalement les bikers annoncés descendent les Champs : on les a entendus venir de très loin. Les bruits de moteur des Harley nous prennent aux tripes : sourds, rauques, puissants ; le grondement est incroyable : il domine tout. Il nous fait frissonner de saisissement. Il faut hurler pour parler à son voisin, tellement c’est herculéen : la foule est aux anges. Ils défilent au pas, brassard noir au bras. On rit de joie ; on pleure d’émotion. Forcément, personne n’applaudit : ce n’est pas le moment ; on communie dans le deuil qui s’avance.

On me crie qu’ils sont plus d’un millier à défiler : des papys, des mamies ; des jeunes aussi ; des passionnés rendant hommage à leur idole ; et les filles enserrant leur mec tendrement. Tous ces motards aux visages fermés — en cuir noir, parfois troué, sur leurs bécanes rutilantes, vintages, ou pourries, mais toujours pétaradantes — font chaud au cœur. Le défilé est si digne qu’il en devient irréel, mythique, immortel : curieux de prendre conscience dans l’instant présent que nous vivions tous ensemble, la naissance d’une légende.

Au milieu des monstres, un jeune de banlieue comme on dit, livreur de pizza de son état, s’est égaré dans le cortège : jambes écartées sur son scooter rouge, il manque

de tomber, il cherche juste à se sortir du merdier qui roule ; il peste contre tous ces connards de motards qui l’entraînent malgré lui, contre cette France des beaufs saisie d’émotion, contre tous ces fans de toutes conditions et origines, qui rigolent avec bienveillance en le voyant ainsi, perdu sur sa petite bécane au milieu des monstres de la route.

On attendait.

Et puis, les limousines sont arrivées : le corbillard de Johnny s’est arrêté presque devant moi, à quelques mètres, légèrement sur ma droite. Je me suis dit que son cercueil avait la même couleur que celui d’Elvis : blanc laqué. Juste à gauche, la limousine de Jean Reno attendait aussi : vitres baissées, Jean saluait discrètement, presque gêné d’être là. Dany Boon était assis à l’avant ; embarrassé. On crut voir Patrick Bruel ; mais non, juste un inconnu ; enfin pour moi. Et toutes les limousines à la queue leu leu attendaient. Et Johnny aussi. Et nous aussi. En novembre 2018, Jean Reno, au bord des larmes, racontera ce moment : « Le convoi s’est arrêté et il y avait des gens qui étaient à cinq, six mètres, peut-être un peu plus près. Et les mecs pleuraient, quoi ! » Il disait vrai : j’étais là !

On attendait.

Les yeux émus des uns dans ceux des autres, inconnus, au milieu de cette foule en deuil, nous reprenions en chœur tous les airs de Johnny ; on les fredonnait simplement, n’osant pas chanter trop fort de peur d’être indécent : la mort est belle quand on la respecte. Ils étaient tous là, saisis par l’émoi collectif en attendant la suite : vieux rockers en cuir clouté et cheveux blancs, rockeuses en veste à franges, sosies baroques à la banane façon Johnny junior ; badauds tristes et gris sans forme. Les Parisiens avaient répondu présents ; ceux des DOM-TOM aussi ; beaucoup de jeunes et d’autres encore ; ceux des provinces, venus d’on ne sait où, aux airs bien propres sur eux : la campagne était de sortie comme diraient plus tard les journalistes de la bien-pensance. Nous étions tous bien identifiables à ce je-ne-sais-quoi de français et bêtement je me suis dit : « voilà la fraternité ! » Mais à dire franchement, j’ai bien regardé : la foule était tellement française ; celle d’avant bien sûr. Émotion, partage, souvenir. Ce 9 décembre fut un instant magique : celui où on fait société.

On attendait.

Pour le dire simplement, au bout d’une demi-plombe, ça commençait à faire long pour tout le monde. Attendre ainsi devant les limousines — et surtout celle de Johnny chauffant au soleil — ça nous faisait tout drôle ! On aime bien Johnny, mais à la longue, les guiboles flanchaient un peu. Et d’un coup, les premiers sifflets sont partis ; les cris d’incompréhension aussi ; le bruissement des interrogations s’est transformé en rumeur ; puis, bientôt en protestation. Les gens, patients l’instant d’avant, s’agglomérèrent brutalement en une foule mécontente. Le tapage commençait à gonfler. Une bronca commençait. Que se passe-t-il ? D’un seul coup, je viens de comprendre un truc de dingue : nous étions cinq cent mille sur les Champs et on attendait Macron !

On attendait.

Cinq minutes plus tard, les limousines démarrèrent doucement ; tout le monde se calme ; silence : la foule reprend son deuil. C’est fini pour nous : Johnny est parti vers la Madeleine ; il nous a abandonnés. On se disperse en rageant contre l’Autre, celui qui a fait attendre Johnny. Il a fallu qu’il mette sa patte là aussi : une véritable appropriation monarchique de la mémoire d’un mort populaire. Debout sur les marches de l’église de La Madeleine — et non à l’intérieur comme il l’aurait voulu — il commença son discours par un silence ; regardez bien la vidéo et jugez de l’instant où l’on vit alors sur ses lèvres une sorte de rictus : morsure du froid ou jouissance d’être à cet instant l’objet de tous les regards…

Et puis, l’instant suivant, entendez les fans scandant « Johnny, Johnny » pour couvrir la voix du président, obligé de s’interrompre plusieurs fois. Puis, le discours fini, la foule, lassée par cette pitoyable prestation, finit par applaudir mollement, contente d’être enfin débarrassée de l’importun. Assis devant leur téléviseur, quinze millions d’électeurs potentiels furent ainsi forcés d’entendre Macron. Son discours se voulait « peuple », mais les phrases creuses ne laissèrent transparaître ni souffle artistique ni émotion sincère. Heureusement, son discours fut d’une exceptionnelle brièveté : une minute et cinquante secondes (un record pour lui).

Je n’ai pas souvenir d’un président de la République s’appropriant si goulûment la mémoire d’un artiste décédé ; je n’ai pas souvenir non plus d’une telle captation d’héritage pour Édith Piaf, Charles Trenet, Claude François… Seul Aznavour a eu droit à un discours de… Macron. Non, je n’ai pas souvenir d’une telle obscénité qu’on appelait autrefois « maquereautage des morts ».

Ce jour-là, Emmanuel Macron a doublement tenté de violer l’émotion des Français : d’abord par ce retard impardonnable. Puis par cette prise de parole publique opportuniste ; un affreux mélange d’hypocrisie culturelle et de cynisme politique.

Dans une interview à La Nouvelle Revue française parue le 28 avril 2018, Emmanuel Macron reconnaît cette obscénité ; il intellectualise ce pénible moment, et veut faire contre mauvaise fortune, bon cœur : « L’émotion populaire se moque des discours. Le jour des obsèques, je savais très bien que la foule qui était là n’était pas acquise. Elle n’attendait pas un discours officiel. » Il ne peut s’empêcher d’ajouter un petit autosatisfecit qui restera sa marque : « La foule était dans l’émotion brute du moment. C’est cette émotion [populaire] que j’ai partagée avec la foule. »

Les années ont passé ; je me pose toujours la question de savoir si l’émotion qu’il dit avoir « partagée avec la foule », fut vraiment reçue comme telle par une partie des Français ? Dans les faits, ce ne fut qu’une nouvelle partition d’un romantisme présidentiel un peu navrant, jouée entre Emmanuel, l’acteur d’un jeu de scène basique, et Macron, la bête politique aux calculs cyniques. L’émotion populaire n’appartient qu’au peuple : une lapalissade.

On attendait Johnny… et on a eu Macron.

Yves Gautrey / Revue Front Populaire 5 décembre 2021

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