Réindustrialisation : l’Europe parie l’Allemagne contre la France (partie 1 sur 3)

À l’évocation de nos fleurons industriels dispersés aux quatre vents de l’histoire, la nostalgie prend souvent le dessus sur la réalité. Alors, nos dirigeants, experts en tout et rien à la fois, nous parlent cyniquement de réindustrialisation. Décodage d’un désastre que l’on pourrait éviter.

En quarante ans, les effets de la mondialisation ont détruit une grande partie de notre industrie. On connaît la chanson : délocalisations massives incontrôlées, transferts de technologie suicidaires, conquêtes de parts de marché chimériques, dépenses sociales sans limites, prélèvements obligatoires excessifs, cession honteuses de nos groupes industriels, etc. Il existe des survivants, mais pour combien de temps encore ?

Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ne cessent de nous jouer du clairon

Avec cette onctuosité verbale coutumière qu’on lui connaît, Bruno Le Maire l’affirmait encore ce 18 octobre 2022 à l’Assemblée nationale : « La France a toujours été une grande nation industrielle. Elle a connu trente ans de délocalisations ; nous avons inversé le mouvement, et nous continuerons à l’accélérer. » Il y a un an, croyant prédire l’avenir avec originalité, le président Macron nous assénait sur le crâne l’une de ses banalités affligeantes dont il a le secret : « Je suis convaincu que le levier de l’innovation est clé pour produire parce qu’il faut, en la matière, n’avoir aucune nostalgie. » En résumé, le coquericage d’un coq répondant à la criaille du paon. Ou l’inverse.

Face aux conséquences des chocs (Covid, offre produits, énergie, et inflation), l’approche industrielle du gouvernement a « gadgétisé » les solutions plutôt que de prendre les problèmes à la racine : aux navrantes « Expositions du Fabriqué en France » si piteusement organisées annuellement dans la cour de l’Élysée, succèdent les ahurissantes grand-messes au Château de Versailles où toute l’oligarchie anglo-saxonne et progressiste du numérique mondial gueuletonne en faisant des promesses de gascon à la France qui, bonne fille, se contente de calculer en euros cumuler ces hypothétiques investissements. Rappelons que 69 % de ces fameux projets d’implantations étrangères, si vantées avec tant d’insistance, ne sont « que » des extensions d’implantations déjà existantes, un chiffre à rapprocher de celui de l’Allemagne (19 %) et du Royaume-Uni (23 %) ; et quand chaque nouvelle implantation génère en moyenne 38 emplois en France, elle en génère 45 en Allemagne et 68 au Royaume-Uni. En outre, jamais on ne nous évoque que la majorité de ces activités sont souvent assez banales (sous-traitance, montage, voire stockage ou logistique), et rarement innovantes technologiquement, ni jamais révolutionnaires. Se vanter d’attirer des investissements étrangers peu innovants — et souvent financés pour partie sur des fonds publics ou régionaux — s’apparente à un leurre. Mais comme d’habitude, grâce à notre arrogance bien française, nous faisons preuve d’un remarquable niveau d’autosatisfecit. Ce dont le monde entier se moque bien d’ailleurs.

Compte tenu de l’évolution technologique irrépressible des chaînes de valeurs mondialisées — nous allons en effet vers un modèle d’industrie 4.0 et bientôt 5,0 —, l’impact de l’État sur les processus de la réindustrialisation semble particulièrement modeste. En cumul, sur les 20 dernières années, alors que la France accueillait à grand renfort de publicité environ 440 Mds d’investissements étrangers, dans le même temps, la France investissait 1.075 Mds € à l’étranger (Source : Ifrap, juillet 2021). Cette politique, naïvement subie, a provoqué en 20 ans un solde net d’investissements abyssal : 640 Mds € se sont évaporés vers l’étranger. Dans le même temps, l’État n’a cessé de pomper dans nos forces vives pour remplir le tonneau des danaïdes des dépenses publiques et sociales : elles représentent aujourd’hui 60 % du PIB, alors que paradoxalement les fonctions régaliennes de l’État ne sont même plus assurées comme il le faudrait. Cherchez l’erreur de logique dans la gestion de nos flux financiers !

Dans ces conditions, les plans Cap 2030, France Tech, Choose France, France Relance, et autres annonces d’inspiration gouvernementale — près de 100 milliards d’euros de dépenses, aides, prêts et subventions diverses prévues sur trois ans —, ne sont dans la réalité que des projets de tailles marginales comparées aux énormes besoins stratégiques de long terme dont nous aurions besoin pour réindustrialiser la France.

Avec l’aide de la France, Bruxelles va faire vivre un cauchemar à l’industrie… française

La Commission de Bruxelles, noyautée par la technostructure germanophile, s’est donné comme objectif la défense de la locomotive industrielle de l’Europe : l’Allemagne. Avec la crise Russo-Ukrainienne, notre partenaire vient de perdre sa grande bataille d’une industrie basée sur une énergie à bon marché : le gaz. Alors pour résister aux pays du Sud qui ne cessent de grignoter des parts de marché industrielles sur l’Europe, l’Allemagne doit éliminer coûte que coûte ses concurrents directs, à commencer par ses voisins immédiats. Si l’Allemagne gagne cette seconde bataille industrielle, alors elle dirigera l’Europe. Sinon, elle créera une autre Europe autour d’un euromark et du cercle Otanien. Les derniers épisodes démontrent la vitesse à laquelle les évènements se précipitent, notamment contre la France :

Il y eut d’abord le baiser de la mort, le plan de relance européen, encouragé par Macron : « Chaque État membre est libre de demander, jusqu’au mois de décembre 2023, une somme allant jusqu’à 6,8 % de son revenu national brut, qu’il devra ensuite intégralement rembourser. La France pourrait ainsi bénéficier, si elle le souhaitait, d’une enveloppe globale de 207,8 milliards d’euros derrière l’Allemagne avec 266,5 milliards d’euros » (Source : Toute l’Europe, juin 2021). À la différence de l’Allemagne, et après le fameux quoi qu’il en coute de 600 Mds €, qui peut croire que la France peut encore s’endetter de 207 Mds € supplémentaires ?

En juin dernier, l’Allemagne décide, seule, d’investir officiellement 100 Mds € pour se réarmer ; et ce, sans demander le moindre accord officiel ni à Bruxelles ni à Ursula von der Leyen, pourtant ex-ministre très contestée de la Défense allemande. Et, ô surprise, la première décision d’Olaf Scholz sera de commander des F 35 américains. Bien sûr, Emmanuel Macron, l’unique et naïf défenseur d’une défense européenne, n’a pas été consulté : d’ailleurs il ne s’en est même pas ému publiquement.

Puis, en septembre, l’Allemagne décide unilatéralement de faire face à la hausse des coûts de l’énergie en votant une monstrueuse enveloppe de 200 Mds €, soit le prix à payer pour soutenir, dans un premier temps, son industrie menacée d’asphyxie. Les dirigeants européens crieront à la distorsion de concurrence, mais rien n’y fera. En comparaison, les 30 Mds € du bouclier énergétique dépensés par Emmanuel Macron et Bruno Le Maire depuis l’automne 2021, relèguent les duettistes au rang d’acteurs de théâtre dans des seconds rôles comiques.

Mi-octobre, patatras ! La vieille lubie bruxello-allemande refait surface : la Commission européenne veut contraindre la France à se fondre dans une harmonisation européenne des exportations d’armement. Placée sans aucun doute sous contrôle allemand, on imagine assez bien les discussions avec les États-Unis ou via l’OTAN, préalables obligés avant toute harmonisation. Privée de liberté dans le choix de ses exportations et de ses clients, et contrainte par des accords militaro-industriels européens passés ou à venir, l’industrie d’armement française peut bel et bien péricliter en quelques années. Cela signera ipso facto la fin du peu de souveraineté géopolitique qui nous restait encore.

Fin octobre, Mme von der Leyen exultait en actant l’ouverture de l’UE aux voitures électriques chinoises : la fin définitive des ventes de voitures neuves à moteurs thermiques est programmée dès 2035. Elle met ainsi en péril 14,6 millions d’Européens travaillant directement ou indirectement dans l’industrie automobile. Les 243 millions de véhicules en circulation dans l’UE vont disparaître. Qui financera leur remplacement ? En France, un emploi direct du secteur automobile génère indirectement deux emplois supplémentaires dans l’économie. Qui peut croire que les implantations des quelques gigafactories — dont personne ne contrôle ni les technologies développées ni ne mesure les besoins massifs en production électrique — vont pouvoir remplacer notre industrie automobile ?

Le 26 octobre dernier, Emmanuel Macron vient de « feindre de commencer à comprendre » la supercherie allemande, objectivement alliée à l’hypocrisie de la Commission de Bruxelles. À l’issue de sa rencontre avec Olaf Scholz à l’Élysée, savez-vous quelles ont été les décisions du Président pour mener la contre-offensive industrielle ? Constituer des groupes de travail commun en vue de réfléchir à un compromis raisonnable. Comme on dit : piteux un jour, piteux toujours. Mais, en faisant semblant de vouloir éviter l’humiliation suprême qui risque de brutaliser l’opinion publique, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire — ô courage et résilience — blablatent avec Bruxelles et Berlin, tout en jouant du clairon à Paris. Non, ne souriez pas, cet exercice de style n’est pas aussi simple qu’il y paraît : il demande une bonne dose de cynisme, un sacré stock de morgue et une grande admiration de soi-même. Reconnaissons de façon aimable que ces deux arrivistes disposent — en quantité suffisante pour tenir jusqu’à leur retraite — de ces trois qualités indispensables pour réussir en politique. Par contre, ils sont en totale rupture de stock pour tout le reste : honneur, patriotisme, modestie, et bien public, qui leur font toujours défaut lorsqu’ils parlent de réindustrialisation.

Mais un bruit de fond lancinant résonne toujours à nos oreilles : cette obsession — bien franco-européenne là aussi — de poursuivre coûte que coûte le grand rêve des Airbus de la Défense, du ferroviaire, de l’énergie, des batteries, des puces électroniques, etc. Si nous n’y prenons pas garde, la France va s’habituer tranquillement à accepter sans rechigner son nouveau statut macronien : celui de simple colonie européenne post-industrielle, comme on le voit par exemple avec le système et projet d’avion, Scaf.

Si nous savions tous depuis longtemps que l’Allemagne nous faisait une guerre économique à fleurets mouchetés, avec Mme von der Leyen, nous découvrons qui mènera la charge sabre au clair. Car télécommandée par Berlin, l’UE affermit jour après jour, la puissance industrielle de l’Allemagne, tout en transformant ses compétiteurs en simples sous-traitants industriels. Ces manœuvres n’ont qu’un but : consolider dorénavant autour de l’Allemagne — puisque le couple franco-allemand n’existe plus —, le projet d’une Europe fédérale, comme voulu idéologiquement par Sarkozy, Hollande et Macron. Mais sans la France pour la co-diriger. Ce lent processus de dissolution de la France est, entre autres conséquences, dévastateur pour notre industrie.

Nous assistons au lent processus de marginalisation de la France

En 2021, la France ne détient plus que 13 % de parts de marché dans la zone euro versus 18 % en 2000 ;  notre PIB a été remisé sans tambour ni trompette au 7e rang mondial, alors que le Royaume-Uni se maintient toujours au 5e rang. Fin 2022, nous tangenterons les 49 % de prélèvements obligatoires, alors que moins de 45 % des foyers fiscaux sont imposables sur leurs revenus ; nous franchirons allégrement la barre des 100 Mds € de déficit du commerce extérieur, alors que, déjà le revenu réel moyen (net d’inflation) français est, parmi les pays du G7, celui qui a le plus baissé au 1er trimestre 2022 (-1,9 %) ; et ce, malgré un bouclier énergétique qui bride la crise économique qui arrive. En octobre 2022, le FMI nous alerte : la dette prévue hypothétiquement par la France sera de 111,5 % du PIB fin 2022 (soit près de 3 000 Mds €), mais se montera fin 2027 à 118,7 %. Où en sera notre PIB à cette époque ? Nul ne le sait. Par comparaison, la fourmi allemande fait figure d’élève idéal pour consolider ses positions en Europe (dette 2022 : 70 % du PIB ; et prévisions 2027 : 60 %) ; et donc, diriger l’Europe.

En raison de notre endettement, le double de celui de l’Allemagne, la pression de Bruxelles et de Francfort restera très forte. Emmanuel Macron et Bruno Le Maire, plutôt que de s’en servir comme levier pour renégocier une nouvelle Europe en faveur de la France, frémissent chaque jour à l’idée de perdre le contrôle des spreads des taux d’intérêt entre l’Allemagne et la France. Cette situation, que l’UE a laissé se dégrader volontairement de façon très hypocrite, autorise dorénavant Bruxelles à échanger son soutien financier contre un plan de restructuration français, dont le contenu et l’agenda restent toujours secrets.

La Grèce, et aujourd’hui probablement l’Italie, nous ont montré notre futur chemin de Damas ; ou plutôt celui de Bruxelles. Car si nous poursuivons ainsi ce suicide industriel — les faits et chiffres indiqués plus hauts sont vertigineux —, il deviendra alors logique de nous soumettre aux injonctions de Bruxelles et de Berlin : sacrifier le groupe EDF ou des industries sensibles, accepter un xième accord de libre-échange, vendre tout ou partie de notre industrie d’armement, modifier le principe de la retraite par répartition, rendre obligatoire le pacte de Marrakech sur l’immigration, partager avec Bruxelles notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU, demander la fin de la dissuasion nucléaire française, ou exiger, au nom de valeurs calquées sur celles des États-Unis, l’abandon de nos lois sur la laïcité.

La guerre en Ukraine et les sanctions prises contre la Russie sous pression américaine se retournent déjà contre les Européens ; la France n’échappera pas au couperet des forces en présence : la conséquence de notre alignement géopolitique va donc constituer un puissant accélérateur du déclin industriel français.

Et pourtant, l’espoir d’une véritable réindustrialisation est possible en France

Compte tenu de nos habitudes françaises — dépenser plus en étant moins efficaces —, et sans changement de logiciel industriel — tout pour l’Europe, mais sans la France —, nous continuerons à être pris en tenaille entre notre manque de compétitivité coûts et de compétitivité hors coûts. En fait, nous assistons impuissants à un double phénomène français, qui nous détruit de l’intérieur et qui n’a d’origines que nos propres erreurs :

D’abord, nous sommes pour une bonne part responsables de la débandade insensée que nous vivons : formation défaillante aux métiers de l’industrie, salaires et rémunérations peu motivantes, recherche appliquée insuffisante, ouverture intellectuelle limitée aux nouvelles technologies, excès de normes et règlementations, etc.

Et dans le même temps, nous ne faisons pas grand-chose pour contrôler nos dépenses publiques alors que la médiocrité de nos services publics l’emporte sur notre excellence passée. En économie, et en l’absence de position de repli stable, le principe des vases communicants est implacable : il se traduit immanquablement par un déficit permanent en matière d’investissements, de marges industrielles, de capital humain, d’innovations de rupture, et tout particulièrement depuis 20 ans, dans les domaines de la robotique, du numérique et de l’intelligence artificielle.

Le constat et les solutions tiennent désormais en une phrase : l’État n’a plus les moyens financiers pour réindustrialiser la France. Il faut maintenant décider le fléchage massif et immédiat d’une partie de l’épargne des Français — 6 000 Mds € au total — vers un entrepreneuriat français et conquérant, le seul vrai créateur de richesse à long terme. La performance des bourses mondiales par rapport à tous les autres placements, et quelles que soient les crises que nous traversons, nous le démontre constamment depuis la Seconde Guerre mondiale.

La révolution industrielle commence par le grand carénage séculaire : celui de l’État. Alors, nous profiterons pleinement de l’opportunité exceptionnelle offerte par les modèles industriels 4.0 et 5.0, pourtant si gourmands en investissements, mais tellement prometteurs de ces richesses qui nous font défaut aujourd’hui. Ce sera l’objet d’un prochain article.

Le train de cette révolution est annoncé : il va passer devant nous…

Yves Gautrey

Article (partie 1 sur3) paru le 8 novembre dans le Magazine Front Populaire

https://frontpopulaire.fr/opinions/contents/reindustrialisation-l-europe-parie-l-allemagne-contre-la-france-partie-1_tco_16379240

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